CHAPITRE XII
Au Fichier, la femme qui dirigeait les opérations ressemblait à une gouvernante, digne et austère. Elle portait un lorgnon qui ajoutait à son apparence revêche et son chignon était d’un ridicule incontestable.
Elle hocha la tête avec satisfaction quand les Betterton entrèrent dans la pièce.
— Vous m’amenez Mrs. Betterton, docteur ? Je vous attendais.
Son anglais était correct, mais articulé avec une précision mécanique qui révélait que ce n’était pas là sa langue maternelle. En fait, elle était de nationalité helvétique. Elle fit asseoir Hilary, prit une grande fiche dans un tiroir de son bureau et se mit à écrire.
Tom Betterton ne savait que faire.
— Ma petite Olive, dit-il enfin, je te laisse !
La femme leva la tête.
— C’est préférable, docteur. Nous allons en finir tout de suite avec toutes les formalités…
Betterton parti, elle écrivit encore quelques instants, puis, d’une voix impersonnelle, elle commença un interminable interrogatoire :
— Nom et prénoms ?… Date et lieu de naissance ?… Noms des parents ?… Maladies graves ?… Titres universitaires ?… Emplois successifs ?… Goûts ?… Distractions favorites ?…
Le questionnaire n’en finissait pas et Hilary se félicitait d’avoir été, à Casablanca, sévèrement entraînée par Jessop. Les réponses lui venaient presque automatiquement, sans qu’elle eût besoin de réfléchir.
— J’en ai terminé, dit la femme, après une dernière question. Je vais vous conduire au Dr Schwartz, pour l’examen médical…
— Vous croyez que c’est nécessaire ?
— Indispensable. Nous faisons les choses sérieusement et il faut que rien ne manque à votre dossier. Je suis, d’ailleurs, sûre que le Dr Schwartz vous sera très sympathique. Vous verrez ensuite le Dr Rubec…
Le Dr Schwartz était une jolie blonde, fort aimable, qui s’acquitta de sa mission avec conscience.
— Maintenant, dit-elle ensuite, je vais vous mener chez le Dr Rubec.
— Encore un médecin ?
— Un psychiatre.
— Un psychiatre ? J’ai horreur des psychiatres !
— Ne vous énervez pas, Mrs. Betterton ! Il ne s’agit pas de vous traiter, il s’agit seulement d’apprécier vos qualités intellectuelles et de déterminer votre groupe psychique.
Le Dr Rubec était un Suisse d’une quarantaine d’années de haute taille et d’aspect mélancolique. Il salua Hilary avec courtoisie, jeta un coup d’œil sur la fiche que le Dr Schwartz lui avait remise et dit :
— Je suis heureux de voir que vous êtes en excellente santé. Vous avez eu un accident récemment, je crois ?
— Oui, à Casablanca. Je suis restée quatre ou cinq jours à l’hôpital.
— Quatre ou cinq jours, ce n’est pas assez. On vous a laissée sortir trop tôt.
— J’avais hâte de continuer mon voyage.
— Je le comprends fort bien, mais, après un ébranlement nerveux, il faut du repos, beaucoup de repos. On se croit en parfaite santé et il n’en est rien. C’est ainsi que vos réflexes, je le constate, ne sont pas tout à fait ce qu’ils devraient être. Le voyage y est pour quelque chose, je le veux bien, mais il n’y a pas que cela. Vous avez des maux de tête ?
— Oui, des migraines terribles. Avec, parfois, des trous de mémoire…
Le psychiatre approuva du chef.
— Il n’y a pas là de quoi vous inquiéter. Ça passera. Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons procéder à quelques tests, basés sur les associations d’idées. Ils me permettront de vous classer psychiquement.
Hilary se résigna. Les tests, d’ailleurs, étaient simples et tout se passa fort bien. Le Dr Rubec, qui n’avait pas cessé de prendre des notes, posa son stylo.
— C’est un plaisir, chère madame, d’avoir affaire à quelqu’un comme vous, je veux dire – pardonnez-moi et ne prenez pas ça en mauvaise part – à quelqu’un qui n’a rien d’un génie !
Hilary ne put s’empêcher de rire.
— Oh ! ça, je ne suis pas un génie !
— Et c’est fort heureux pour vous, madame ! Vous, au moins, vous pouvez vivre dans la paix et la tranquillité.
Il poussa un soupir et poursuivît.
— Ici, j’imagine que vous vous en êtes aperçue, on ne rencontre guère que des individus supérieurement intelligents, mais qui, tous, manquent d’équilibre et plus encore de sérénité. L’homme de science calme, flegmatique, pondéré, n’existe que dans les romans. Dans la vie, sous le rapport de l’hypersensibilité, il n’y a pratiquement pas de différence entre un joueur de tennis de classe internationale, une grande prima donna et un spécialiste de la physique nucléaire. Nous le constatons tous les jours, à l’occasion de querelles de toutes sortes dont il nous faut bien nous mêler. Jalousies, susceptibilités, rien n’y manque ! Heureusement pour vous, vous ferez partie ici d’une petite minorité, à mon avis, très favorisée.
— Et laquelle ?
— Celle des épouses. Elles ne sont pas nombreuses, mais par bonheur, elles n’ont pas de génie.
— Et que font-elles, ici ?
— Les distractions ne leur font pas défaut, vous verrez ! J’espère que vous vous plairez ici.
— Vous vous y plaisez, vous ?
La question était audacieuse et, une seconde, Hilary se demanda si elle ne venait pas de commettre une imprudence. Mais le Dr Rubec, amusé, se contenta de sourire.
— Certainement, dit-il. Je mène ici une existence paisible, et intéressante à l’extrême.
— Il ne vous arrive pas de regretter… la Suisse ?
— Non. Il est vrai que mon cas est un peu particulier. J’étais marié, j’avais des enfants, mais je n’étais pas fait pour la vie de famille. Je me trouve mieux ici, où je suis fort bien placé pour faire sur l’âme humaine certaines recherches qui m’intéressent, en vue d’un livre que je suis en train d’écrire. J’échappe aux soucis domestiques, aux distractions, et aux importuns. Tout ça m’arrange admirablement.
Il se leva. Hilary l’imita.
— Et, maintenant, à qui me livrez-vous ?
— À Mlle Laroche, qui s’occupe ici du département « Vêtements ». Elle vous plaira, j’en suis persuadé.
Mlle Laroche fut, pour Hilary, une heureuse surprise. Elle avait travaillé comme vendeuse à Paris, dans une grande maison de couture, et elle était femme jusqu’au bout des ongles.
— Je suis heureuse de faire votre connaissance, dit-elle à Hilary, et j’espère que vous serez contente de moi. Comme le voyage vous a sans doute fatiguée, nous ne nous occuperons aujourd’hui, si vous le voulez bien, que de l’indispensable et nous verrons pour le reste demain et les jours suivants. Je trouve qu’on se décide toujours trop vite. À mon avis, pour bien goûter le plaisir de s’habiller, il faut prendre son temps. Pour aujourd’hui, donc, je ne vous proposerai qu’un peu de lingerie, une robe pour le dîner et, peut-être, un tailleur.
Hilary était ravie.
— Vous ne pouvez savoir, s’écria-t-elle, avec quelle joie je vous écoute ! Vous n’imaginez pas ce que ça peut être gênant de se dire qu’on ne possède, en tout et pour tout, qu’une brosse à dents et un gant de toilette !
Mlle Laroche rit de bon cœur, puis, après avoir pris quelques mesures rapides, elle conduisit Hilary dans une vaste pièce, pourvue de grands placards, contenant des vêtements en tous genres et de toutes tailles. Ils étaient tous d’excellente qualité. Hilary fit son choix, puis passa au département de la parfumerie, où une Noire, vêtue d’une blouse d’une blancheur immaculée, lui remit tout ce qu’elle pouvait désirer en fait de poudres, de crèmes, de lotions et d’accessoires de toilette.
— Tout cela, madame, sera porté à votre appartement…
Hilary croyait vivre un rêve.
— Et j’espère bien, ajouta Mlle Laroche, que nous vous reverrons bientôt ! Je serai si heureuse de vous montrer nos modèles ! Soit dit entre nous, mon travail n’est pas toujours drôle. Ces scientifiques ne s’intéressent guère à la toilette ! Il n’y a pas une demi-heure, j’avais ici une dame qui a voyagé avec vous…
— Helga Needheim ?
— C’est ça ! Pour une Allemande, elle n’est pas mal. Seulement, elle s’en fiche ! Si elle prenait des choses qui lui vont, elle serait bien, mais elle s’habille n’importe comment. D’après ce que j’ai compris, elle serait médecin, spécialiste de je ne sais quoi. J’espère qu’elle s’intéresse plus à ses malades qu’à ses vêtements.
Miss Jennson, la jeune femme à lunettes qui avait reçu les voyageurs à leur arrivée, entrait dans le salon. Elle venait apprendre à Mrs. Betterton que le sous-directeur l’attendait. Hilary prit congé de Mlle Laroche et suivit Miss Jennson.
— Comment s’appelle le sous-directeur ? lui demanda-t-elle, en cours de route.
— Le Dr Nielson.
— Un médecin ?
— Oh ! non. Il s’occupe uniquement de l’administration de l’Unité. Il a toujours un entretien avec les nouveaux arrivants, mais, ensuite, ils ne le revoient plus. À moins d’une raison extraordinaire…
Hilary réprima un sourire : Miss Jennson l’avait gentiment remise à sa place.
Après avoir traversé deux antichambres où travaillaient des sténographes, Hilary et son guide parvinrent au sanctuaire du Dr Nielson. À l’entrée de Mrs. Betterton, le sous-directeur se leva. C’était un homme de belle taille, au teint coloré et aux manières courtoises. Son accent américain, encore que léger, laissait deviner ses origines. Il alla à la rencontre de Hilary et lui serra la main.
— Je suis ravi, Mrs. Betterton, de vous souhaiter la bienvenue parmi nous. J’ai appris votre accident avec chagrin et je me félicite qu’il n’ait pas eu de suites graves. On peut dire que vous avez eu de la chance ! Beaucoup de chance. Votre époux vous attendait avec une impatience fort légitime et j’espère que vous serez très heureuse ici.
— Je vous en remercie, docteur.
Hilary s’assit dans le fauteuil qu’il lui avait avancé. Se réinstallant à son bureau, il reprit, d’une voix aimable :
— Y a-t-il quelque question que vous aimeriez me poser ?
Hilary eut un petit rire.
— Il m’est bien difficile de vous répondre, dit-elle. Il y a tant de choses que je voudrais vous demander que je ne sais par où commencer !
— Voilà qui ne me surprend pas. À votre place, si vous me permettez un conseil, que vous avez parfaitement le droit de ne pas suivre, je ne poserais aucune question. Installez-vous et adaptez-vous à votre nouvelle existence ! Ce n’est, je le répète, qu’un conseil, mais, croyez-moi, il est bon !
— J’en suis sûre, dit Hilary. Mais je m’attendais si peu…
— Vous n’êtes pas la première à me dire ça. La plupart du temps, les gens qui arrivent ici se figuraient que leur voyage devait se terminer à Moscou. Ils sont tout étonnés de se retrouver au milieu du désert !… Que voulez-vous ? Nous ne pouvons pas leur dire trop de choses à l’avance. Certains pourraient avoir la langue un peu longue et, ici, nous sommes pour la discrétion. Cela dit, vous découvrirez vite que vous pouvez vous organiser ici une existence très confortable. Si quelque chose vous déplaît, signalez-le ! Si vous désirez quoi que ce soit, faites-le savoir et nous verrons ce que nous pouvons faire. Si vous voulez faire de la peinture, de la sculpture ou de la musique, par exemple… Nous avons un département artistique, où l’on fera tout pour vous être agréable.
— Je n’ai jamais eu la moindre activité artistique.
— Vous préférez les sports ? Nous avons des courts de tennis. En règle générale, les nouveaux arrivants ont besoin d’une semaine ou deux pour s’adapter. Sans doute, votre mari, qui a son travail, n’aura guère la possibilité de vous consacrer beaucoup de temps, mais vous ne tarderez pas à trouver d’autres femmes, des épouses de savants, elles aussi, avec qui vous vous entendrez fort bien.
— Mais… est-ce qu’on… reste tout le temps ici ?
— Est-ce qu’on reste ?… Je ne comprends pas très bien votre question, Mrs. Betterton.
— Je veux dire… Est-ce que je resterai tout le temps ici ou bien est-ce que j’irai ailleurs ?
La réponse fut vague.
— Cela dépend beaucoup de votre époux, dit Nielson. Les possibilités sont diverses et sans doute est-il préférable que nous ne les examinions pas pour le moment. Si vous le voulez bien, vous viendrez me revoir dans trois semaines. Vous me direz comment vous vous êtes organisée…
— Mais… est-ce qu’on sort ?
— Est-ce qu’on sort, Mrs. Betterton ?
— Oui. Peut-on sortir de l’enceinte ? Franchir les grilles ?
Le docteur Nielson sourit avec bienveillance.
— La question est bien naturelle, dit-il, et les nouveaux venus me la posent presque tous. Je leur réponds que ce qui caractérise notre Unité, c’est justement qu’elle constitue elle-même un monde en réduction et que ceux qui y vivent n’ont donc aucune raison de « sortir ». Au surplus, où iraient-ils ? Au-delà des murs, c’est le désert. Notez, chère madame, que je ne vous blâme pas ! Ce besoin de sortir, d’autres l’ont éprouvé avant vous et il n’est, d’après le Dr Rubec, qu’une légère manifestation de claustrophobie. Il disparaît très vite. Avez-vous jamais observé une fourmilière, Mrs. Betterton ? C’est une étude très intéressante et très instructive. Des centaines et des centaines de petits insectes noirs qui vont et viennent, toujours très pressés, très affairés, comme s’ils savaient très exactement ce qu’ils veulent faire. Pourtant, la fourmilière, quand on l’examine de près, c’est le désordre et le gâchis. L’image, en somme, de ce vieux monde pourri que vous venez de quitter. Ici, nous savons ce que nous faisons et nous avons l’éternité devant nous.
Avec un sourire, il conclut :
— Bref, c’est un paradis terrestre.